Afrique: Les enfants scolarisés peuvent-ils aider à alphabétiser leurs parents non-instruits ?

L’analphabétisme est un fléau très répandu dans le monde, et constitue une atteinte aux droits fondamentaux de la personne humaine. En plus d’être un handicap réellement humiliant pour l’individu, il empêche le développement et l’évolution des sociétés où il sévit. De nombreuses solutions ont été proposées pour sa réduction, à défaut de son éradication, sans grand succès à bien des endroits. Le recours à l’aide des enfants instruits pour aider leurs parents à accéder à l’instruction pourrait-il faire changer les choses ?

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Une maison, dans un village d’un pays indéfini quelque part en Afrique, ou même dans le vaste monde. En pénétrant dans cette maison, on entend des voix, ce qui n’a rien de surprenant, mais des voix qui se suivent dans une orchestration qui rappelle l’ordre habituel de succession des voix dans une école primaire, quand une institutrice ou un instituteur donne une leçon d’alphabet à de tout jeunes écoliers. Une voix, celle de l’enseignant(e) prononce le nom d’une lettre ou lit une phrase. Et plusieurs voix, celles des écoliers, lui répondent en récitant la lettre ou la phrase prononcée. Et ce manège coryphée-chœur dure le temps que le maître ou la maîtresse juge bon.

Un spectacle inédit !

Ici, l’étranger se rend compte de quelque chose de bizarre dans la succession de voix : au lieu que la voix grave arrive en premier et soit suivie en écho de plusieurs voix fines, enfantines, c’est plutôt l’inverse qui se produit. C’est la voix fine, d’enfant ou d’adolescent, qui énonce en premier et les voix graves lui répondent, et ainsi de suite, en une sorte d’inversion de l’ordre commun des choses. La surprise de l’arrivant(e) est totale quand il/elle voit les parents sagement assis devant leur fille ou leur fils qui tient, ici, le rôle de l’enseignant(e). Notre visiteur ou visiteuse vient d’être témoin d’une scène de classe peu ordinaire : l’alphabétisation, voire l’instruction de parents par leur enfant.

On pourrait aisément imaginer la multiplication, dans quelques années, de telles scènes dans un grand nombre de foyers, un peu partout dans le monde, et en Afrique, en particulier. Ce serait peut-être la meilleure façon de venir à bout, sans grands frais et avec beaucoup d’efficacité, d’un phénomène grave qui gangrène bien des sociétés à travers la planète. Il s’agit, pour ne pas le nommer, de l’analphabétisme, dont un dictionnaire nous donne la définition suivante : « Analphabétisme : n.m. État de l’analphabète, des analphabètes d’un pays.» Et, de l’analphabète, le même dictionnaire nous dit : « Analphabète : adj. Qui n’a pas appris à lire et à écrire. » (Le Nouveau Petit Robert, éd. 2008)

Cette définition pourrait très bien s’accoler à un grand nombre de personnes, de tous âges, à travers la planète. Pourtant, depuis le siècle dernier, on a pris l’habitude de dire que nous vivons dans un monde de l’écrit, écrit dont l’importance, voire la toute-puissance, nous est assénée à tout propos. Certains se sont même prévalus de la place importante de l’écrit  dans leurs cultures pour postuler celles-ci comme supérieures aux cultures orales. Mais ceci relève maintenant de l’histoire.

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Depuis l’invention de l’imprimerie à caractères métalliques mobiles (attribuée à Gutenberg), la diffusion du savoir par le canal de l’écrit imprimé est devenue une réalité qui s’est répandue sur toute la terre, à des périodes plus ou moins proches, par divers moyens et en diverses circonstances : la colonisation, essentiellement, pour ce qui concerne l’Afrique. Sur ce même continent et à l’époque contemporaine, le savoir fut aussi porté par les écrits en langue arabe comme en témoignent les bibliothèques anciennes de Mauritanie et du Mali. Mais peu de gens, aujourd’hui, jouissent du privilège de savoir lire et écrire.

Un fléau planétaire, qui sévit surtout dans les pays pauvres

En 1978, l’UNESCO adopte une définition de l’analphabétisme fonctionnel, toujours en usage aujourd’hui : « Une personne est analphabète du point de vue fonctionnel si elle ne peut se livrer à toutes les activités qui requièrent l’alphabétisme aux fins d’un fonctionnement efficace de son groupe ou de sa communauté et aussi pour lui permettre de continuer d’utiliser la lecture, l’écriture et le calcul pour son propre développement et celui de la communauté. » http://www.unesco.org/education/GMR2006/full/chap6_fr.pdf (Wikipédia, 07/08/2017).

L’analphabétisme peut être considéré comme un véritable fléau, à cause de ses effets très négatifs, aussi bien pour la personne analphabète que pour la communauté ou la société où elle existe. Ce mal est répandu sur tous les continents, dans tous les pays, même dans ceux les plus développés, où l’école et l’écriture sont importantes depuis de nombreuses décennies. États-Unis, Japon, pays occidentaux, pays d’Asie ou d’Afrique, aucun n’y échappe. Seul les différencie le taux d’analphabétisme.

Il faut reconnaître, cependant, et fortement souligner que les pays dits « du Sud » sont les plus frappés par cette plaie invisible qui fait tant de mal là où elle se manifeste. Alors que l’Europe et l’Amérique du Nord (y compris le Mexique et Cuba), ainsi que le Japon et l’Australie affichent des taux d’analphabétisme inférieurs à 10%, la plupart des pays du Sud, ceux d’Afrique en tête, connaissent des taux de 30 à 50%.

Ne pas confondre analphabétisme et ignorance des langues européennes

Il est important de ne pas confondre analphabétisme et fait de ne pas comprendre une langue occidentale, comme certains le pensent trop facilement. On peut très bien parler le français, l’arabe, le chinois, l’ourdou, l’allemand  ou l’anglais sans pouvoir l’écrire. Nous, Africains qui, en général, parlons nos langues mais ne savons pas les écrire sommes des analphabètes dans nos propres langues. Mais il existe aussi des analphabètes dans les pays occidentaux, et ils ne sont pas originaires d’Afrique, d’Europe de l’Est, d’Asie ou d’Amérique Latine.

Les inconvénients de l’analphabétisme sont graves : la personne analphabète, dans un environnement où l’écrit prend de plus en plus d’importance, mène une vie marginale. Elle ne peut accéder à aucune information, parfois vitale ou stratégique, la concernant ou concernant son milieu de vie, dès l’instant où cette information n’est disponible que sous forme écrite. Elle ne peut pas, non plus, acquérir le moindre savoir si celui-ci est consigné par écrit. Elle vit donc en marge du monde, comme dans une autre dimension, indifférente à ce dont elle ne peut même pas soupçonner l’existence, et qui pourtant la concerne au premier chef et régit même sa vie quotidienne.

Tout lui échappe : textes officiels, simples communiqués ou avis divers, la signalétique écrite, les textes sur les panneaux et affiches, les informations sanitaires, son propre nom sur une carte d’identité, une adresse sur un bout de papier pour pouvoir se rendre toute seule à un lieu donné, l’ordonnance du médecin, la facture du commerçant, le bulletin de note de son enfant, le prix sur une étiquette. À la limite, on remettrait entre les mains de l’analphabète lui-même la signification de sa propre condamnation à mort qu’il ne le saurait pas !

L’analphabète ne peut espérer aucune confidentialité, aucune intimité quand il reçoit un document personnel écrit (lettre, mandat, chèque, télégramme, etc.)_, car il dépend d’autrui pour accéder à l’information sous forme écrite. Bien heureux sont donc les parents dont au moins un enfant a fréquenté l’école et sait lire : ils peuvent faire lire (comme Kany avec le père Benfa, pour ceux qui ont lu le très célèbre Sous l’orage de Seydou Badian) ou faire rédiger leurs lettres en toute confidentialité et sécurité… Celui qui traduit le texte, en effet, prend connaissance de son contenu avant le destinataire lui-même ! Il peut même le déformer, par ignorance ou par mauvaise foi.

L’analphabète, un « handicapé social » ?

Dans de telles conditions, inutile d’espérer qu’un pays où l’analphabétisme fait rage se développe, puisse aller de l’avant. Nos sociétés, en Afrique,  sont généralement des sociétés à tradition orale. L’oralité pouvait parfaitement fonctionner dans le contexte ancien de nos sociétés, quand elles avaient toute leur cohésion et n’avaient pas encore été déstructurées par les différents accidents de l’histoire que nous connaissons. Peut-on encore compter sur la seule oralité pour porter un message aux enfants d’un même village dispersés au quatre coins de la planète ? Quand vous réunissez des centaines, voire des milliers, de personnes, votre voix naturelle peut-elle vous suffire pour vous faire entendre et comprendre d’une telle foule ? Que vaut le témoignage oral d’une seule personne face à des documents écrits, même falsifiés ? Combien de testaments faits selon la tradition, devant des notabilités reconnues dans leur milieu où la parole est sacrée, ne sont pas impudemment contestés aujourd’hui ? L’écrit, par ailleurs, présente sur l’oral l’avantage de pouvoir porter (et conserver) l’information beaucoup plus loin, dans l’espace comme dans le temps.

Pour tenter de réduire l’analphabétisme, avec son cortège de misère, de malnutrition, de malheurs, d’arriération et de sous-développement chronique, tous les pays concernés, mais aussi des organismes comme l’UNESCO (dont c’est l’une des missions et raisons d’être) mettent en place des projets, des plans et des politiques divers. Il existe d’ailleurs une journée mondiale de l’alphabétisation. C’est dire à quel point le problème préoccupe !

Depuis des décennies, tout ce monde se bat comme autant de beaux diables, et dépense beaucoup d’énergie et d’argent, multiplie les conférences, forums, sommets et sensibilisations en tout genre. Mais peut-on dire que la situation s’améliore, pour autant ? Des conditions spéciales sont faites aux filles du monde rural, puis aux filles, tout court, puis la gratuité de l’enseignement est proclamée, les frais de scolarité (officiellement) supprimés. Pas grand-chose n’y fait, en réalité, quand bien même des progrès sont constatés. Il importe, par conséquent, d’aborder le problème autrement.

Les enfants, alphabétiseurs de proximité

Quand on considère nos villages et quartiers de villes, même les zones apparemment très défavorisées, on se rend compte qu’il s’y trouve des personnes auxquelles nul ne pense,  lorsqu’il est question d’alphabétisation, sauf pour les intégrer aux statistiques : il s’agit, justement, des enfants qui ont pu aller à l’école. Ma question est toute simple : ne pourrait-on pas envisager que ces enfants puissent transmettre, à leur tour, à leurs parents ce savoir que les sacrifices de ces derniers leur ont permis d’acquérir ? À une époque où on n’a à la bouche que des concepts comme « retour sur investissement », l’alphabétisation des parents par leurs enfants ne serait-elle pas une sorte de retour sur investissement plus avantageux pour les familles que de marier au prix fort la fille instruite ?

En d’autres termes, au lieu que l’alphabétisation (à laquelle je préfère une véritable instruction, en bonne et due forme) se fasse grâce à des alphabétiseurs spécialisés, dont nos pays peinent à assumer la formation, on pourrait envisager une solution où, dans l’intimité de leurs maisons, à des heures convenues et convenables pour les uns et les autres, avec l’amour, la complicité et le respect qu’un enfant peut témoigner à son parent, et avec la patience adéquate, les enfants instruits de parents analphabètes pourraient devenir les alphabétiseurs, les maîtres d’école, les formateurs de leurs parents, géniteurs ou tuteurs, si ces derniers le souhaitent.

Recourir aux enfants pour apprendre à leurs parents à lire et à écrire appelle un certain nombre de questions qui, sans doute, trouveront leur solution au fur et à mesure de l’opérationnalisation, pendant que de nouvelles questions se poseront inévitablement. Au nombre des questions qui se posent déjà : l’âge des futurs jeunes formateurs, la langue d’alphabétisation, la nécessité et la pertinence d’une telle entreprise (les parents sont-ils demandeurs ?) et la gestion de l’initiative. Je voudrais sincèrement remercier les amis qui, en attirant mon attention sur tel ou tel aspect, m’ont permis d’améliorer ma réflexion. J’ose espérer que les contributions seront encore plus nombreuses.

S’agissant de l’âge des enfants alphabétiseurs, il me paraît plus intéressant de penser la question en termes de maîtrise de la langue et de l’alphabet. Puisque j’ai fait allusion aux enfants qui écrivent ou traduisent des lettres pour leurs proches analphabètes, je pourrais m’appuyer sur cela et dire que dès qu’un enfant atteint le CM1, dans notre système, et qu’il a eu un bon parcours scolaire, il peut apporter ses petites lumières à ses parents, si ceux-ci le demandent (réponse indirecte à la question 3). Des parents qui mesurent l’importance de l’alphabétisation, à travers le recours aux enfants (les leurs propres ou ceux d’autrui) pour accéder au contenu d’un document écrit refuseraient-ils de recourir à leurs propres enfants pour accéder à l’autonomie ?

Une voie d’avenir pour combattre l’analphabétisme ?

Le problème de la langue d’alphabétisation est un problème délicat, lié au statut de la langue de l’instruction publique. Il faut avoir à l’esprit que tous les pays où sévit l’analphabétisme n’ont pas une langue étrangère comme langue de la vie officielle ou publique comme c’est, hélas !, encore le cas dans bien des pays africains anciennement colonisés. Dans beaucoup de pays, le problème de la langue ne se posera pas, car la ou les langues officielle(s) sont des langues endogènes, du pays. Ceci est surtout vrai pour les pays de l’Asie, et pour certains pays d’Amérique Latine dont une partie de la population ne fait plus ou n’a jamais fait usage des langues originelles et utilisent l’espagnol, le portugais, l’anglais, le français, le néerlandais ou leur créoles.

Même lorsque l’on prend le cas de l’Afrique, un pays comme Madagascar, le Sénégal, la Mauritanie, le Rwanda, le Maroc, la Lybie, le Mali ou la Tanzanie aura certainement moins d’embarras que le Bénin. Dans le cas aussi des pays ou l’anglais, le français ou le portugais, par exemple, sont langues officielles, tout dépendra de l’image de ces langues, savoir si elles sont vues comme instrument de promotion sociale ou non. Malheureusement, c’est bien souvent le cas dans nos pays. Dans le même ordre d’idées, l’alphabétisation des parents par les enfants, dans les langues nationales, ne pourra être envisagée que lorsque ces langues seront enseignées et même serviront de langues d’enseignement dans les pays concernés. Pour ce qui concerne le Bénin, rien de consistant ne paraît se dessiner pour l’instant, mais l’espoir est permis.

La dernière interrogation importante concerne la mise en œuvre de l’initiative, dans son aspect gestion, autrement dit, les familles vont-elles elles-mêmes, et spontanément, prendre l’initiative de se confier à leurs jeunes membres instruits (qui peuvent d’ailleurs être des collégiens ou des étudiants, voire de jeunes travailleurs) pour accéder à la connaissance de et par l’écrit ? Ou alors cette démarche viendra-t-elle de l’État, de structures supranationales ou d’organismes comme les ONG ? Il serait hasardeux de croire pouvoir donner une réponse. Le plus important est de rendre l’idée disponible, puisqu’elle paraît inédite ; les différents et inévitables problèmes qu’elle rencontrera et les questions qu’elle suscitera trouveront immanquablement solution, dès l’instant où elle sera perçue comme intéressante, réaliste, novatrice et pertinente. Les principaux concernés, eux-mêmes, mettront tout leur génie, leur enthousiasme et leur inventivité à lui donner corps, s’ils sont convaincus qu’elle leur apporte réellement quelque chose et se l’approprient.

Si l’on y pense vraiment et qu’on l’envisage sérieusement, cette vision de la lutte contre l’analphabétisme, grâce à une assistance familiale et de proximité, pourrait changer bien des choses. Cette démarche (je dirais ce paradigme) a-t-elle déjà été jamais proposée ? Aucune de mes recherches  ne m’a permis d’avoir une réponse à ce sujet. Si c’était le cas, il me semble qu’il faudrait continuer à lui donner forme, pour rapidement la mettre en application. Si cela n’avait jamais été proposé, alors je voudrais le faire ici sans trop me perdre dans des détails, dans l’espoir que cela contribuera rapidement et efficacement à réduire, voire éradiquer l’analphabétisme, une très vilaine tache dans le paysage du XXIe siècle

Gabriel Pomeyon YANDJOU

Enseignant à l’École Polytechnique d’Abomey-Calavi,

Université d’Abomey-Calavi ;

pgyandjou@gmail.com

Une réponse

  1. Avatar de GbetoMagnon
    GbetoMagnon

    « Les enfants…peuvent-ils…alphabétiser leurs parents ? » Idée intéressante..

    Sans paraître péremptoire cependant, dans des sociétés d’inspiration foncièrement féodales, au sein desquelles la conception du « pater familias », peut conduire un enfant au seuil de la mort, sans que personne ne bouge; il me semble que ça n’est qu’une vue de l’esprit.

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