Les Seins de l’amante de Timba Bema, Une ode à l’Amour

Le train emporte l’amante loin, loin vers les steppes du nord, loin de la malédiction qu’elle a pressentie chez l’amant. Il est debout sur le quai de gare, dans une solitude profonde. Il regarde la poussière du jour, il est abattu, il ne comprend pas ce qui lui arrive, ce d’autant plus que l’amante lui confie qu’elle l’aime toujours.

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Pourtant, elle l’a bien quitté, après avoir ressenti dans son corps la déchéance que l’amant se refusait de voir.

(…)

Tu refusais de voir et d’entendre la clarté matinale des signes

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Au contraire de l’amante qui pressentait déjà un écoulement

Souterrain, certes encore diffus dans les rouages de son esprit

Mais assez bruyant, assez massif, pour immédiatement sonner l’alarme

(…)

L’amante vole vers la lumière, vers la plénitude de son âme. La vie lui ouvre grandes les portes de son oasis. Lorsque les signes des corps se sont manifestés, sa conscience a compris l’ampleur du danger. Elle n’a donc pas d’autre choix que de partir.

Un temps, l’amant croit qu’il lui suffit de déployer ses ailes et de voler jusqu’à l’amante pour qu’à nouveau ses doigts effleurent ses seins et que sa bouche en boive le lait. Mais, il manque de courage, sa conscience suffoque dans sa pestilence funeste. Pire, il est coupé de son propre corps, de sa propre réalité.

Cette capacité d’entendre les signes du corps, le sien et celui de l’autre, la femme, gardienne du temple de la vie, en est la dépositaire. Ceci n’est possible que grâce à l’amour inconditionnel qu’elle porte aux siens, cet amour qui fait d’elle la porte de la conscience de soi. Les seins de l’amante postule donc que l’homme ne peut être pleinement lui-même tant que sa relation avec la femme est basée sur l’asservissement.

La lecture se fait d’un jet fulgurant durant lequel le souffle reste haletant. Les mots résonnent. Les vers défilent, suspendent le temps, accompagnent les pas de l’amant alors que le train s’est évanoui. Il rêve à la traversée de l’Atlantique, liberté illusoire alors qu’il est dépossédé des seins de l’amante, ces seins qui hantent ses délires nourris de bière.

Sombrer dans l’oubli pour renaître. Se laisser meurtrir par sa propre déchéance pour se retrouver nu au bout du voyage. Aucune autre voie ne semble exister, sinon la mort.

Durant ce périple de renaissance, le narrateur fait intervenir une sorte de métronome qui tantôt s’arrête et observe le souffle de la vie,

(…)

« Soudain

Le caïman sortit sa tête de l’eau

L’aigle suspendit son vol au-dessus de la proie »

(…)

tantôt relance le tempo l’existence.

(…)

Le temps t’était désormais compté

La ménagère nettoyait le riz

Dans un panier en osier

Elle séparait le bon du moins bon

(…)

Il n’y a que la vie pour sauver la vie. Lève-toi. Marche. Et ce corps parle encore, transmet les signes de la renaissance proche

(…)

Cogner la terre de ses talons c’est demander à ce qui est enfoui de sortir à l’air libre

(…)

Le lecteur pleure, délire, plonge dans l’abysse de ce chemin du retour vers soi.

L’amante, présence implacable, souvenir de ce qui a été et de ce qui ne sera plus, pousse sans doute l’homme, à travers son propre corps en route vers les steppes du nord, à marcher vers son salut.

Ce poème en prose est d’une écriture somptueuse, puissante, où chaque mot a sa raison d’être. Il réside en ces vers une grandeur qui s’approche de la plénitude des Dieux.

Les seins de l’amante est une prophétie du corps, universelle, dont le théâtre est la terre africaine. C’est aussi une ode à l’Amour, à l’amour inconditionnel. Qu’est-ce que la vie, peut-on se demander, sinon l’aboutissement de l’Amour ?

Caroline Despont

Co-fondatrice de la Revue des Citoyens des Lettres

Questions à l’auteur

Qu’est-ce qui nourrit principalement votre inspiration littéraire ?

J’observe la vie sociale, je l’interroge aussi. Le moteur de mon inspiration littéraire est donc la curiosité. Très tôt, j’ai eu le sentiment que les apparences étaient trompeuses, que l’on revêtait un masque pour paraître en société comme dans ces bals dans la grande Venise. L’écriture est chez moi ce processus grâce auquel je peux gratter la surface des choses pour voir ce qui se cache en dessous. Je suis aussi un observateur attentif des phénomènes de l’esprit, si je puis dire. Bien entendu, je ne peux pas entrer dans la tête de tout un chacun. Alors, je me prends pour point de départ afin de comprendre mon prochain, avec diverses fortunes. Sinon, la lecture d’autres auteurs est une prodigieuse source d’inspiration, notamment la manière dont ils traitent certaines thématiques, transmettent certaines émotions.

Comment expliquez-vous que d’un individu à un autre l’éveil de la conscience soit si douloureux ou au contraire presque inné, souvent dans une même fratrie ?

C’est un véritable mystère. Certains y répondent en invoquant la prédestination, le génie ou la réincarnation. Je ne saurais ni confirmer ni infirmer ces arguments, tant ils relèvent de la conviction profonde que de l’observation objective des phénomènes de l’esprit. Je peux affirmer qu’il y a d’abord une conjonction de facteurs environnementaux. Naître par exemple dans un pays pauvre ou en guerre expose inévitablement au tragique de l’expérience humaine. De plus, des circonstances malheureuses affectant le corps peuvent y préparer comme la maladie ou un handicap physique. Enfin, c’est le désir constant de s’inscrire dans l’authenticité de son être qui accélère ce processus. Pour être soi-même, il faut profondément le vouloir. Non pas simplement pour se singulariser des autres, mais surtout pour s’épanouir avec eux.

Ce poème résonne comme le périple de la quête de soi à travers le corps, comment l’avez-vous expérimenté vous-même ?

Tout à fait. Les seins de l’amante a pour point de départ l’idée de liberté. Comment peut-on être libre avec le corps qu’on a ? En gros, la vie nous lance un défi, celui d’être nous-mêmes, donc libres, à partir des déterminations génétiques et sociales dans lesquelles s’effectue notre venue au monde. Il me semble que la voie royale pour être soi c’est d’écouter son corps. De reconnaître en lui les signaux anciens qu’il véhicule à travers le temps, ceux qui nous ancrent profondément dans une histoire. C’est en ayant les pieds solidement enfoncés dans son passé que l’on pourra, à mon sens, déployer ses ailes vers cette oasis luxuriante qu’est soi-même. Bien entendu, j’ai expérimenté ce processus de la quête de soi, étant né dans un pays violenté par l’histoire, un pays qui a dû renier son passé, croyant ainsi se renouveler dans une modernité dont il ne maîtrisait pas les tenants et les aboutissants.

Votre éditeur note : (…) c’est un long poème en prose, où l’évocation des corps — de l’amante, du narrateur — est prétexte à une magnifique allégorie du destin de l’homme africain, du colonialisme à l’affirmation de lui-même… Pouvez-vous approfondir cet aspect du poème ?

C’est justement le point dont j’entamais l’exploration dans votre précédente question. Il se trouve que le processus historique qui a projeté l’homme africain hors de lui-même est la colonisation européenne. Notons que la conscience se forme par paliers. Elle commence par s’ouvrir à une réalité immédiate qui affecte son corps, puis elle découvre comment la société l’a modelé. Enfin, elle conceptualise cette influence. Dans la conscience africaine contemporaine, la colonisation reste quelque chose de très conceptuel. Or, ce qui m’intéressait dans le poème était d’explorer sa matérialité, la façon dont elle avait fabriqué de nouveaux corps. Il s’agissait donc de la dénuder, de lui enlever ses habits d’apparat ou ses déguisements. Force est de constater que son influence n’a pas encore été totalement absorbée vu qu’elle n’a duré que 150 ans, contrairement à d’autres phénomènes similaires qui se sont étalés sur 400 voire 500 ans. Par ailleurs, elle a entraîné l’effacement de l’histoire précoloniale. Or, du fait même de sa brièveté, il est plus que nécessaire pour l’Africain de se réapproprier sa propre histoire, pour enfin sonner juste dans son être et se réconcilier avec son corps qui garde dans son secret la mémoire traumatique de ces temps oubliés.

Vous vivez entre deux cultures, quelle est pour vous la différence fondamentale de perception du corps entre l’Europe et l’Afrique ?

Je ne pense pas que je vis entre deux cultures. Plutôt dans la combinaison de deux voire plusieurs cultures. Sinon, oui, entre l’Afrique et l’Europe le rapport au corps est foncièrement différent. En Europe, sous l’influence de la chrétienté, le corps périssable est le moyen à cause duquel le péché peut atteindre l’être humain et le conduire à sa déchéance. C’est notamment pour cette raison que le contrôle du corps a toujours été central dans les sociétés européennes, je pourrais même dire sémitiques. Dans l’Afrique précoloniale, le corps était peu habillé, il était le lieu de l’inscription de l’individu dans le groupe et dans l’univers à travers les modifications corporelles. Enfin, le désir n’était pas du tout perçu comme coupable, avilissant. Au contraire, il était la célébration même de la vie, la possibilité heureuse de la continuer. En somme, le corps africain n’était pas honteux.

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