Qu’a-t-elle vraiment fait de mal, la démocratie ? Je suis étonné qu’aujourd’hui, l’on puisse réduire la démocratie à un instrument de développement qui serait désormais obsolète ou qui aurait entraîné le sous-développement du pays. D’où, désormais l’option politique d’asseoir, avec une dictature non avouée, un régime sans nom au service d’un prétendu développement. En réalité, le devoir naturel de l’Exécutif, quel que soit le pays, est de travailler à l’essor dudit pays ; et il ne devrait donc pas se vanter de travailler pour ses concitoyens.
C’est un devoir logique, qui coule de source, qui devrait être dans l’ADN de tout aspirant à la direction du pays, sans lequel toute prétention à la magistrature suprême serait vaine, vidée de sa substance. Le devoir premier d’un dirigeant est donc bien de s’atteler au progrès de son pays, dans tous les secteurs. A ce jeu-là, les pays connaissent des fortunes diverses. Si l’on prend le cas des dictatures et autres régimes autoritaires, même dans cette catégorie, les pays ne sont pas tous logés à la même enseigne. Mais le progrès remarquable de quelques pays sous dictature donne à penser à d’aucuns que la dictature serait propice au développement ! De quoi s’agit-il, en réalité ?
D’emblée, il convient de mentionner qu’il ne s’agit pas, ici, de faire un examen théorique de la question, mais de l’appréhender de façon assez pragmatique, sur la base de quelques constats assez simples. Pour ce faire, passons en revue quelques-uns des arguments souvent utilisés pour justifier le recours à la dictature.
La dictature favoriserait le développement, du fait notamment d’un leadership approprié. Le succès relatif de certaines dictatures tient d’abord à une question de qualité d’hommes davantage que d’idéologie. Et à une évidence : tout comme il peut arriver que l’on ait des dirigeants « pourris » et/ou non à la hauteur de leurs responsabilités en régime démocratique, il peut arriver aussi qu’on ait des dirigeants honnêtes, visionnaires et à la hauteur de leurs responsabilités même dans un régime dictatorial. On remarquera, au passage, que le succès relatif de ces dictatures repose, le plus souvent, essentiellement sur les épaules d’une personne, c’est-à-dire sur sa vision, sa conception du pouvoir, sa prédominance, voire son omnipotence, son omniscience et son omnipuissance. On parle d’ailleurs de dictatures éclairées, ce qui signifie bien que ceci n’est pas automatique, et que le propre des dictatures n’est pas d’être éclairées. Il reste entendu qu’aucune dictature n’est acceptable car le coût humain et social de cette dernière est très lourd et insolvable. Historiquement, les dictatures éclairées restent des exceptions et le propre d’une dictature n’est pas de générer des leaders éclairés. Et si de nombreuses dictatures ont jalonné l’histoire politique de l’humanité, on ne peut en dire autant des dictateurs éclairés.
Dans les dictatures éclairées, il faut bien noter que s’il y a des dirigeants qui assument leur mission régalienne de construction du pays, notamment sur le plan économique et, dans une certaine mesure, sur le plan social, le reste demeure fort discutable. En effet, si lesdits dirigeants s’avèrent performants à ce niveau, ils sont carrément médiocres en matière de construction de la cité humaine et d’institutions indépendantes et fortes, institutions qu’ils préfèrent d’ailleurs affaiblir et vassaliser que construire et renforcer. La cité de pierres ne garantit pas immédiatement la cité humaine, celle-là même qui procure la paix du cœur par la jouissance pleine et entière des droits fondamentaux et des libertés publiques à tous les citoyens sans distinction. L’indépendance et la force des institutions, la jouissance des droits fondamentaux et des libertés publiques, des élections régulières, ouvertes, inclusives et crédibles, le respect des minorités, et l’Etat de droit constituent le vrai visage de la démocratie. L’impunité et la corruption ne sont pas l’apanage des régimes démocratiques, et les dictatures n’en sont pas exemptes : elles sont présentes dans tous les régimes. Ce qui fait la différence ici, c’est l’arsenal juridique ; l’effectivité et l’efficacité dudit arsenal pour les combattre, et surtout sans systématiser des règlements de compte à des fins politiques. Cet argument qui est, lui-aussi, utilisé pour tenter de justifier l’instauration de régimes dictatoriaux n’est pas non plus valable.
Un régime politique qui enchaîne l’Homme, élimine systématiquement les libertés cardinales et prétend construire une cité de pierres est voué à une mort certaine, inéluctable, même si cela peut prendre du temps. Un territoire, une cité de pierres n’existent pas en dehors du peuple, et la cité de pierres n’est jamais au-dessus de l’homme. J’ai demandé, récemment, à un publiciste chinois si la Chine était un pays démocratique. Il m’a répondu, sans hésiter, en ces termes : « Absolument pas ! ». MONTESQUIEU nous dit, avec force : « L’amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie ; l’amour de la démocratie est celui de l’égalité ».
Dans le cas spécifique de notre pays, le Bénin, il nous faut résolument purifier nos modèles politiques afin de les faire correspondre véritablement à la volonté souveraine du peuple béninois, celle du choix de la démocratie clairement fait et consacré en 1990, au sortir du régime marxiste-léniniste. Le Préambule de la Constitution du 11 décembre 1990 en porte encore le témoignage inaltérable. Comment expliquer alors les manœuvres actuelles qui consistent à utiliser les matériaux de la démocratie et à user de toutes sortes de subterfuges à des fins dictatoriales ? Sous l’emballage démocratique, le contenu tient désormais de la démocrature, et même, de plus en plus, de la dictature pure et dure. Cette nouvelle tisane, comme un nouveau cocktail préparé avec zèle, est servie avec l’obligation de la boire, à grands renforts médiatiques.
Lorsqu’on fait un tour sur le vieux continent, on observe une certaine discipline et une certaine spontanéité à respecter la loi. Cela s’effectue sans la force, et est plutôt rendu possible grâce à l’éducation dès la famille, dès la maternelle, à l’école, et tout au long de la vie sans parler du dispositif juridico-légal dans ce sens. L’adage selon lequel « La peur du gendarme est le commencement de la sagesse » prend ici tout son sens. Ceux qui se permettraient de tomber sous le coup de la loi savent ce qui les attend, de façon quasi-certaine. On remarque donc qu’un esprit civique et patriotique est communiqué et transmis de génération en génération. C’est un travail d’éducation, d’instruction et de pédagogie à la base, et non une opération de matraquage des citoyens. Au-delà de l’argument « développementaliste », de la fin présumée de la corruption et de l’impunité, un autre argument qui justifierait l’imposition d’un régime autoritaire ou dictatorial réside dans le fameux couple indiscipline / incivisme qui caractériserait les Béninois. Il est courant d’entendre affirmer, y compris de la part de personnes insoupçonnées, que les Béninois sont des « indisciplinés-nés », dénués de tout sens civique, voire des gens sans aucune capacité de réflexion, peureux, et que seule la force peut les faire marcher. C’est ahurissant que dans un même pays, l’on puisse passer aussi vite de l’asservissement du peuple à son aliénation. Il faut le dire, et tordre le cou à une illusion : aucune dictature, aucune répression si cruelle soit-elle, aucune privation des libertés fondamentales, aucune exclusion ne règlera en profondeur le problème de l’incivisme ou de la paresse de certains Béninois.
Les arguments passés en revue, dans cet article, ne sont pas exhaustifs, loin s’en faut. Ce sont des arguments fréquemment entendus, notamment lorsqu’on parle du Bénin, comme lorsque certains affirment, sans rire, que la démocratie ne nous a rien rapporté depuis 1990, et qu’il serait temps d’essayer la dictature aussi (sic). Quitte à oublier que le Bénin, ex-Dahomey, a déjà connu et expérimenté cela.
Pour finir, ces extraits d’une lettre du Révérend-Père Alphonse Quenum, de vénérée mémoire, lettre écrite en 1975 sur son incarcération, du fond de sa prison, alors qu’il avait été condamné à mort par le régime révolutionnaire… Cette lettre, vous le verrez, n’a rien perdu de sa troublante actualité.
« Dans le découpage manichéen de la société, mon camp m’a été choisi.
Je ne fais ici aucun complexe : mon camp reste celui du peuple et de ses droits. Jamais je ne poignarderai mon peuple dans le dos. Je sais qu’il faut lui redonner de nouvelles raisons de vivre en le galvanisant. Je sais qu’il faut l’aider à se créer des moyens plus sûrs de sa survie. Je sais qu’il faut l’aider à rester debout face à tous les autres peuples. Je sais que mon pays doit être un maillon de la chaine libératrice du peuple africain. Je sais que je n’ai pas le droit d’être du parti du riche, de l’exploiteur, contre les pauvres et les miséreux.
Je sais aussi, et c’est la raison de tout mon combat, qu’on ne peut mettre un peuple debout en l’éreintant en même temps. Je ne crois pas au pouvoir qui trahit l’homme avant de le libérer »…1
A méditer !
1 In « L’art de se reconstruire. Père Alphonse Quenum. Un esprit qui vit ».
Sœur Pierre-Elise GAFAH, Editions ATA. Pp. 99.
Arnaud Eric AGUENOUNON
Ecrivain-Essayiste
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