En France, les magistrats exercent bel et bien le droit de grève

Au Bénin, des députés proches du pouvoir ont initié une proposition de loi pour retirer le droit de grève aux magistrats. L’un des arguments avancés par les partisans de cette initiative est que dans un pays comme la France, le droit de grève est interdit aux Magistrats. Il faut relativiser. Car, après une petite investigation, La Nouvelle Tribune est à même d’affirmer que les magistrats français sont plusieurs fois allés en grève. La dernière en date remonte à 2011.

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Une proposition de loi portant retrait du droit de grève aux magistrats béninois. Ladite proposition porte modification la loi n°2003-35 du 21 février 2003 portant statut de la magistrature (lire intégralité en encadré). Au Bénin, c’est l’un des grands faits d’actualité du moment. L’initiative émane de deux députés de la mouvance présidentielle (Fcbe) que sont Rachidi Gbadamassi et André Okunlola. Ils ont pu avoir l’adhésion de 45 autres députés dont 40 de la majorité présidentielle. Ce nombre est passé à 41 depuis que les soupçons et rumeurs d’achat de vote à deux millions de Fcfa ont fait reculer Nazaire Sado, Cyriaque Domingo, Parfait Houangni et plus récemment Yacoubou Malehossou. Malgré ces soupçons de corruption et le tollé soulevé par cette proposition de loi, ses initiateurs et les députés caciques des Fcbe sont déterminés à aller jusqu’au bout pour la faire adopter par le Parlement. D’ailleurs, la Commission des lois a commencé l’étude du texte dans des conditions qui en disent long sur le passage en force qu’ils s’apprêtent à effectuer (lire article en page 10). L’un des arguments avancés par les initiateurs de cette proposition de loi est que dans d’autres pays comme la France, les magistrats sont privés du droit de grève. Les députés Débourou, Chabi Sica et leurs pairs l’ont martelé lors d’une conférence de presse à l’Assemblée nationale la semaine dernière. En plus de la France, Ils ont cité en exemples des pays comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal. Cependant, sur le cas de la France, il urge de faire une nuance.

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Pour le respect du principe de la continuité du service public, les magistrats français n’ont font pas grève comme les autres fonctionnaires de l’administration publique. Mais ils ont le droit de se constituer en syndicat, de tenir des assemblées générales et aussi de manifester leur mécontentement. A titre d’exemple, en France, les magistrats sont allés en grève en 2001, 2003, 2005, 2010 et 2011. Pour les plus récentes, la grève consistait à reporter à une date ultérieure les audiences. Ils se sont présentés dans les salles d’audience, tout en faisant tourner au ralenti les tribunaux. Pourtant, au Bénin, la proposition de loi introduite par les députés privera les magistrats de toutes ces formes alternatives de grève. En effet, le texte retire aux magistrats non seulement le droit de grève, mais aussi celui de se syndiquer, se mettre en association.

On a bel bien le droit de grève

En France, le droit de grève « ordinaire », disons-le comme ça, est interdit aux magistrats par l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. Cette loi qui a subi plusieurs modifications dispose en son article 10 « Est interdite toute action concertée de nature à arrêter ou entraver le fonctionnement des juridictions ». Malgré cela, le Syndicat de la Magistrature estime que rien n’interdit à ses membres le droit de faire grève.

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Dans nos recherches, nous avons pu avoir copie de l’édition 2014 du « Guide des droits des magistrats ». Le document qui date de mai 2013 est l’œuvre du syndicat de la magistrature (lire extrait ci-dessous). De 188 pages (version Pdf), le Guide traite de plusieurs questions relative à la magistrature en France, notamment le droit de grève. « Aucune loi ne réglemente le droit de grève dans la magistrature », Postule le SM. Le syndicat argumente que l’article 10 de l’ordonnance de 1958, « renvoie à la règle de continuité du service public » et « n’emporte pas pour les magistrats de l’ordre judiciaire privation du droit de grève, reconnu aux magistrats administratifs et financiers ainsi qu’aux fonctionnaires de justice, dont la présence est pourtant indispensable au fonctionnement des juridictions. Le SM démontre de façon très élaborée que le statut des magistrats ne « peut être invoqué » pour leur « interdire l’exercice du droit de grève » Fût-il « sous forme de renvoi des dossiers à l’audience ou d’absence pour participer à une manifestation locale ou nationale.» Le tout est qu’il « est assuré en juridiction un service minimum garantissant la continuité du service public et la prise en charge des urgences (renvois, mandats de dépôt, présentations au juge des enfants ou au juge d’instruction…) »

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Le document rappelle d’ailleurs que pour les grèves de 2001, 2003, 2005, 2010 et 2011, « les magistrats grévistes ont fait objet de retenues sur salaire (…) ». Avant d’en déduire que cela équivaut à une « reconnaissance implicite » du droit de grève des magistrats. Tout ceci est contraire à ce qu’on tente de faire passer dans l’opinion publique béninoise sur l’exercice du droit de grève par les magistrats en France.

Intégralité de la Proposition de Loi

Article 18 nouveau :Les fonctions judiciaires sont incompatibles avec tout mandat électoral ou politique. Toute délibération politique est interdite au corps judiciaire. Les magistrats sont inéligibles aux assemblées politiques.

Les magistrats, même en position de détachement, n’ont pas le droit d’adhérer à un parti politique. Toute manifestation d’hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la République est interdite aux magistrats, de même que toute démonstration de nature politique incompatible avec la réserve que leur imposent leurs fonctions.

Les magistrats ne peuvent se constituer en syndicat, ni exercer le droit de grève. Il leur est interdit d’entreprendre toute action concertée de nature à arrêter ou entraver le fonctionnement des juridictions ou d’y participer.

Tout manquement par un magistrat aux dispositions du présent article est sanctionné par la mise à la retraite d’office.

Article 2 : La présente loi qui abroge toutes dispositions antérieures contraires, sera exécutée comme loi de l’État ».

Extrait du « Guide des droits des magistrats ».

(Le texte qui cloue le bec des partisans du retrait du droit de grève aux magistrats béninois) Aucune loi ne réglemente le droit de grève dans la magistrature. L’article 10 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, portant loi organique relative au statut de la magistrature, se borne à interdire aux magistrats (au même titre que les manifestations d’hostilité au principe ou à la forme du gouvernement de la République et les démonstrations politiques incompatibles avec l’obligation de réserve), « toute action concertée de nature à arrêter ou entraver le fonctionnement des juridictions ».

Pour le Syndicat de la magistrature cette prohibition, qui renvoie à la règle de continuité du service public, n’emporte pas pour les magistrats de l’ordre judiciaire privation du droit de grève, reconnu aux magistrats administratifs et financiers ainsi qu’aux fonctionnaires de justice, dont la présence est pourtant indispensable au fonctionnement des juridictions.

Le Conseil d’État, qui a jugé dans l’arrêt Dehaene du 7 juil- let 1950 que seul le principe de continuité du service pu- blic peut être invoqué à l’appui d’une limitation du droit de grève, a affiné cette analyse dans un arrêt Rosenblatt du 30 novembre 1998, en rappelant que l’Assemblée Constituante a invité le législateur, par le libellé de l’article 7 du préam- bule de 1946, à « opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels, dont la grève constitue une des modalités, et la sauvegarde de l’intérêt général ».

En l’absence de loi réglementant l’exercice du droit de grève, « il revient aux chefs de service, responsables du bon fonctionnement des services placés sous leur autorité, de fixer eux-mêmes, sous le contrôle du juge, en ce qui concerne ces services, la nature et l’étendue des limitations à apporter au droit de grève afin d’en éviter un usage abusif ou contraire aux nécessités de l’ordre public ou aux besoins essentiels de la Nation » (ils peuvent ainsi mettre en place un service minimum). Toute limitation apportée au droit de grève, constitutionnellement reconnu, doit donc être proportionnée aux nécessités de la sauvegarde de l’intérêt général auquel l’exercice de ce droit porte atteinte.

Au surplus, la constitutionnalité de l’article 10 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant statut de la magistrature est douteuse, cette ordonnance, mal- gré son caractère de loi organique, n’ayant pas été soumise au contrôle du Conseil Constitutionnel, lequel n’avait pas encore pris ses fonctions.

Fort de cette analyse, le SM appelle régulièrement, depuis plusieurs an- nées, ses adhérents à faire grève. Malgré les notes comminatoires diffusées à l’occasion des préavis de grève, la Chancellerie n’a jamais engagé de poursuites contre les magistrats grévistes sur le fondement de l’article 10 du statut au motif qu’ils n’auraient pas assuré la continuité du service pu- blic, entravant ou arrêtant ainsi le fonctionnement des juridictions. La grève des magistrats, au demeurant, s’inscrit plutôt dans une volonté de voir amé- liorer le fonctionnement des juridictions…

À l’occasion de la grève du 9 mars 2001 pour laquelle il avait déposé un préavis le 22 février, le SM a, par courrier du 6 mars 2001, invité le garde des Sceaux à prendre position sur l’éventualité de poursuites disciplinaires pour fait de grève. Non seulement il n’a jamais reçu de réponse mais, à l’occasion des grèves de 2001, 2003, 2005, 2010 et 2011 notamment, des magistrats grévistes ont fait l’objet de retenues sur salaire, calculées conformément à l’article 2 de la loi du 19 octobre 1982 relative aux rete- nues pour absence de service fait par les personnels de l’État, des collecti- vités locales et des services publics (1/30 du traitement mensuel pour une grève d’une journée). Il y a là une reconnaissance implicite du droit de grève des magistrats.

Le statut ne peut donc être invoqué pour nous interdire l’exercice du droit de grève (qu’il s’exerce sous forme de renvoi des dossiers à l’audience ou d’absence pour participer à une manifestation locale ou nationale), dès lors qu’est assuré en juridiction un service minimum garantissant la continuité du service public et la prise en charge des urgences (renvois, mandats de dépôt, présentations au juge des enfants ou au juge d’instruction…). Page 184

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