A quelques jours –peut-être quelques heures- de la décision de la Cour constitutionnelle sur la loi interdisant le droit de grève aux fonctionnaires de la justice et de la santé, dans un pays de dix millions de juristes, le constitutionnalistedoit prendre de la hauteur mais ne doit pas se dérober pour ne pas faillir à sa mission, celle de tenir la lanterne éclairante. Tout ou presque a déjà été dit et/ou écrit sur la question, avec passion, gravité, sincérité, bonne ou mauvaise foi.
Fin décembre 2017 et début janvier 2018, l’Assemblée nationale procède au retrait du droit de grève aux personnels de la santé et de la justice par amendements à la loi portant statut général de la fonction publique et à celle portant statuts particuliers des magistrats.
Ces textes sont envoyés au contrôle de constitutionnalité de la Cour constitutionnelle. En matière de droit de grève, deux décisions contradictoires de la même Cour se disputent la vedette : la DCC 06-034 du 4 avril 2006 qui interdit l’interdiction du droit de grève et la DCC 11-065 du 30 septembre 2011 qui permet l’interdiction du droit de grève.
La dramatisation de la question a été posée en termes de dilemme pour la Cour en ce qui concerne la décision attendue en la matière en janvier 2018.
Sans polémique inutile, une seule question mérite mon attention : laquelle des deux décisions (2006 et 2011) mérite d’être confirmée ? Autrement dit, laquelle est la plus fidèle à l’article 31 de la Constitution.
Ma lecture de l’article 31 de la Constitution
La Constitution béninoise du 11 décembre 1990 a réussi à constitutionnaliser le droit de grève par son article 31 qui dispose que : « – L’Etat reconnaît et garantit le droit de grève. Tout travailleur peut défendre, dans les conditions prévues par la loi, ses droits et ses intérêts soit individuellement, soit collectivement ou par l’action syndicale. Le droit de grève s’exerce dans les conditions définies par la loi.».
Un commentaire rapide est nécessaire avant de présenter les deux interprétations contradictoires de la Cour constitutionnelle. Le droit de grève est consacré ou proclamé par le constituant. C’est le sens de la reconnaissance constitutionnelle. Le même droit est garanti, ce qui suppose que l’Etat en assure la protection par la loi et par les juges notamment la Cour constitutionnelle. Il s’agit donc d’un droit fondamental. Dans la deuxième phrase de l’article 31, le constituant permet à tout travailleur le droit de défendre ses droits par l’action syndicale, déclinant ainsi une des modalités d’exercice du droit de grève et du droit syndical. Dans la troisième phrase du même article, le constituant renvoie à la loi en ce qui concerne les modalités d’exercice du droit de grève.
Définir les conditions dans lesquelles le droit de grève s’exerce c’est à dire les modalités de son exercice, de sa mise en œuvre peut nécessairement conduire à la limitation et à l’aménagement du droit de grève. C’est ce à quoi s’est évertué la loi n° 2001-09 du 21 juin 2002 portant exercice du droit de grève en République du Bénin. En aucun cas, l’office du législateur ordinaire ne doit conduire à la disparition ou à l’interdiction générale et absolue du droit de grève au Bénin.
La convocation du droit comparé est pour le moins hasardeux avec des législations qui interdisent le droit de grève dans certaines Constitutions ou qui ne reconnaissent ni ne garantissent le droit de grève. C’est en cela que la contextualisation de l’analyse est nécessaire. En effet, le caractère permissif et libéral de cet article 31 qui fait la promotion du droit de grève est un condensé de l’évolution politique et historique du Bénin, de 1960 à 1990 en ce sens que les grèves ont été un antidote aux élans dictatoriaux de certains gouvernements. Bien souvent, le droit de grève est le seul moyen de faire reculer un gouvernement ou de faire aboutir les revendications des travailleurs. L’on peut le regretter mais tel est l’état du droit positif au Bénin.
Comment en est-on passé d’un droit constitutionnel reconnu, à protéger et à aménager au besoin, à un droit interdit de façon absolue et générale pour certaines corporations ?
L’équation des deux décisions contradictoires de la même Cour
Quand une juridiction rend deux décisions contradictoires, il y a forcément une qui est erronée en droit en ce qu’elle s’est éloignée de la lettre et de l’esprit de la norme de référence.
La DCC 06-034 du 4 avril 2006 est courte de 4 pages. Son considérant de principe est à la page 3. On y lit que la Constitution ne prévoit aucune exception au droit de grève pour telle ou telle catégorie. Après avoir rappelé l’article 31 de la Constitution, la Cour OUINSOU précise que « le droit de grève ainsi proclamé et consacré est un droit absolu au profit de l’ensemble des travailleurs dont les citoyens en uniforme des Forces Armées. Le législateur ordinaire ne pourra porter atteinte à ce droit. Il ne peut que dans le cadre d’une loi en tracer les limites, et, s’agissant des militaires, opérer la conciliation nécessaire entre la défense des intérêts professionnels dont la grève est un moyen et la sauvegarde de l’intérêt général auquel la grève peut être de nature à porter atteinte. Dans le cas d’espèce, si la grève des militaires peut porter atteinte au principe constitutionnel de « protection et de sécurité des personnes », sa licéité peut être limitée par la législateur pour raisons d’intérêt public ».
L’on peut retenir trois choses de ce considérant de principe. D’abord, ce droit est absolu. Dans l’absolu, aucun droit n’est absolu puisqu’il peut être limité quand il entre en conflit avec un autre droit de même valeur juridique. Absolu ici s’entend de ce que d’une part, la Constitution ne prévoit aucune exception au droit de grève et d’autre part que le législateur ne peut en principe porter atteinte à ce droit sauf pour le concilier avec un autre en le limitant. La conciliation se fait entre normes de même valeur : droit de grève et protection/sécurité des personnes, tous deux des principes constitutionnels.
La DCC 11-065 du 30 septembre 2011 est longue de 17 pages. La Cour DOSSOU y opère un virement de jurisprudence pour le moins radical. Désormais, le droit de grève, « bien que fondamental et consacré par l’article 31 précité, n’est pas absolu ». Pour justifier ce caractère non absolu, la Cour DOSSOU retient que le mot signifie « sans réserve, total, complet, sans nuance ni concession » bref, sans limitation. Avec la Cour DOSSOU, le droit de grève n’est plus un droit constitutionnel en tant que tel, il est rebaptisé « principe à valeur constitutionnelle » au même titre que la continuité du service public dont on ne retrouve aucune trace dans la Constitution béninoise. C’est pourtant en raison de ce principe de continuité de service public que, selon la Cour DOSSOU, « les limitations apportées au droit de grève peuvent aller jusqu’à l’interdiction…le pouvoir législatif peut, aux fins de l’intérêt général et des objectifs à valeur constitutionnelle, interdire à des agents déterminés, le droit de grève. ».
Poursuivant sa démonstration, la Cour DOSSOU convoque l’article 11 de la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples selon lequel : « Toute personne a le droit de se réunir librement avec d’autres. Ce droit s’exerce sous la seule réserve des restrictions nécessaires édictées par les lois et règlements, notamment dans l’intérêt de la sécurité nationale, de la sûreté d’autrui, de la santé, de la morale ou des droits et libertés des personnes. ». Bien que ledit article évoque des « restrictions nécessaires », la Cour ajoute la possibilité d’interdiction.
Et comme si cela ne suffisait pas, la Cour DOSSOU invoque le droit international dénué de tout ancrage constitutionnel en droit positif béninois. Il s’agit d’une part, de l’article 8 alinéa 2 du Pacte International relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et des rapports de l’Organisation Internationale du Travail (OIT).
La référence à l’article 8 alinéa 2 du Pacte révèle une partie de la fraude commise par la Cour lorsqu’elle indique (page 14 premier paragraphe) que le Pacte « précise que la garantie constitutionnelle du droit de grève n’empêche pas de soumettre à des restrictions légales l’exercice de ces droits… ». En réalité, la référence citée est ainsi libellée :
« 2. Le présent article n’empêche pas de soumettre à des restrictions légales l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de la fonction publique.».
En tout état de cause, il n’est question ici que des restrictions légales et non d’interdiction. Il ne restait à la Cour DOSSOU qu’à se référer à de simples rapports (commentaires) de l’OIT pour en arriver à son objectif affiché : la possibilité de l’interdiction du droit de grève. Or, non seulement, il s’agit de simples rapports dépourvus de valeur juridique en droit positif béninois, mais en plus la référence au droit international est constitutive d’une fraude à la Constitution. En effet, la Cour en tant que juge constitutionnel est chargée du contrôle de constitutionnalité. Même si le droit international était valide, sa convocation renvoie au contrôle de conventionalité, ce qui ne relève pas en l’espèce de l’office du juge constitutionnel.
En somme, l’interdiction du droit de grève dans la DCC 11-065 du 30 septembre 2011 relève d’un passage en force et/ou d’une fraude à la Constitution en ce qu’elle vide l’article 31 de la Constitution de son contenu en procédant à sa réécriture par une simple loi ordinaire.
Que retenir ? Que faire ?
D’abord, le droit de grève au Bénin est un droit constitutionnel et protégé, donc un droit fondamental. Ensuite, il peut être aménagé et limité, il ne peut faire l’objet de suppression générale et absolue, si ce n’est par fraude suite à une réécriture de la Constitution. En 2011, la Cour DOSSOU a délaissé les dispositions constitutionnelles claires, concises et sans équivoque du droit positif béninois pour aller puiser dans le droit international et la doctrine étrangère aux fin d’en arriver à l’interdiction du droit de grève. L’article 31 est rédigé dans la même façon que l’article 25 de la Constitution qui dispose « L’Etat reconnaît et garantit, dans les conditions fixées par la loi, la liberté d’aller et venir, la liberté d’association, de réunion, de cortège et de manifestation. ». Nous vient-il à l’esprit de supprimer la liberté d’aller et venir, la liberté d’association, de réunion, de cortège et de manifestation sous prétexte que certains citoyens en abusent ? Nous vient-il à l’esprit de supprimer l’immunité parlementaire parce que certains députés en abusent ?
La Cour HOLO est à la croisée des chemins. Elle n’est pas dans un dilemme. Elle ne peut pas se permettre de jeter le consensus du PLM Alédjo à la poubelle. C’est pour cela qu’elle doit remettre le droit constitutionnel à l’endroit en confirmant la DCC 06-034 du 4 avril 2006.
Tel est le chemin.
Porto-Novo, ce 18 janvier 2018.
Ibrahim David SALAMI
Professeur Titulaire de droit public
Agrégé des facultés de droit
Avocat au Barreau du Bénin
Répondre à Anonyme Annuler la réponse