Depuis plusieurs années, le Sénégal est confronté à un phénomène religieux et social qui revient à chaque grande fête islamique : la divergence sur la date exacte de la célébration. Ces désaccords, notamment entre la Commission nationale de concertation sur le croissant lunaire (CONACOC) et d’autres entités religieuses comme la Coordination des Musulmans du Sénégal (CMS), entraînent une scission dans les pratiques, même au sein d’une même ville, d’une même famille, ou d’un même quartier. Cette situation, devenue presque familière, provoque à chaque fois des interrogations, des débats et parfois une forme de résignation collective.
Une fête, deux visions célestes
Cette année encore, le ciel n’a pas été lu de la même manière par tous les observateurs. D’un côté, la CONACOC, entité étatique reconnue pour superviser les questions liées à l’observation lunaire, a fixé la fête de la Tabaski au samedi 7 juin 2025. De l’autre, la CMS et certains foyers religieux ont retenu la date du vendredi 6 juin 2025. Cette annonce parallèle vient rallumer une controverse déjà bien connue, entre ceux qui se fient à la vision locale de la lune et ceux qui préfèrent suivre le calendrier basé sur l’Arabie Saoudite ou d’autres pays à majorité musulmane.
Ces interprétations divergentes ne relèvent pas simplement de détails techniques ou de calculs astronomiques. Elles traduisent des postures religieuses ancrées, des logiques d’allégeance spirituelle, mais aussi une forme d’autonomie revendiquée dans l’exercice de la foi. Dans un pays où plus de 90 % de la population est musulmane, cette dissonance sur une date aussi symbolique que la Tabaski peut créer une sorte de décalage national, voire une forme de double temporalité religieuse.
Conséquences concrètes pour les ménages
Au-delà des débats théologiques, les implications sont bien réelles pour les familles sénégalaises. Préparer la Tabaski est un défi logistique et financier : achat du mouton, organisation des retrouvailles familiales, planification des congés… Deux dates différentes signifient parfois deux jours fériés non alignés, des absences mal comprises en milieu professionnel, ou encore des enfants contraints de retourner à l’école pendant que d’autres fêtent. Cela bouleverse aussi la dynamique des marchés, avec une demande en bétail et en produits alimentaires étalée sur plusieurs jours, sans garantie pour les vendeurs ni repère clair pour les acheteurs.
Il n’est pas rare qu’au sein d’une même concession, une partie de la famille célèbre la fête un jour et l’autre le lendemain, donnant lieu à des scènes insolites : mouton égorgé d’un côté, préparation du thé de la veille de fête de l’autre. Ce genre de situation crée une forme de dissonance affective, où chacun essaie de concilier respect des choix spirituels et cohésion familiale.
Entre autorité religieuse et pluralité d’interprétations
La récurrence de ces désaccords soulève la question de l’autorité religieuse au Sénégal. La CONACOC, bien qu’officiellement mandatée pour fixer les dates religieuses à travers l’observation lunaire, ne parvient pas à s’imposer comme unique référence. Cette pluralité d’avis reflète une mosaïque religieuse vivante mais parfois fragmentée, où les grandes confréries, les mouvements réformistes et les nouvelles générations de fidèles suivent des logiques d’appartenance variées.
Alors que les fidèles se préparent à honorer le sacrifice d’Abraham selon leur propre calendrier, le débat reste ouvert : faut-il viser l’unité rituelle ou accepter la coexistence des pratiques ? En attendant une éventuelle réponse commune, le Sénégal s’apprête à vivre, une fois de plus, une Tabaski plurielle.
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