L’Algérie et le Maroc, deux géants du Maghreb, entretiennent des relations tendues depuis leur indépendance. La fermeture des frontières terrestres en 1994, l’interruption des relations diplomatiques en 2021 et les désaccords sur le Sahara occidental illustrent une rivalité profonde qui dépasse les simples divergences politiques. Cette compétition historique trouve aujourd’hui un nouveau terrain d’expression : le marché européen des tomates cerises, où le Maroc règne jusqu’à présent en maître incontesté.
Le Maroc face à ses limites
Le royaume chérifien domine le marché français avec des exportations annuelles qui ont bondi de 300 000 à 425 000 tonnes entre 2011 et 2022. Cette performance repose sur des avantages considérables : un accord avec l’Union Européenne autorisant l’exportation sans droits de douane de 285 000 tonnes entre octobre et mai, des coûts de main-d’œuvre dix fois inférieurs à ceux pratiqués en France, et des conditions climatiques favorables, particulièrement à Dakhla où l’ensoleillement dépasse de 30% celui d’Agadir.
Pourtant, cette success story montre des signes d’essoufflement. La Cour de Justice de l’Union Européenne exige désormais la mention de l’origine réelle des tomates provenant du Sahara occidental. Les nappes phréatiques s’épuisent dangereusement à Dakhla, tandis qu’à Agadir, le recours au dessalement décuple le coût de l’eau. Le virus ToBRFV a provoqué une chute de 40% de la production en 2022-2023, forçant les agriculteurs à adopter la culture hors-sol, un investissement colossal oscillant entre 0,7 et 1,4 million d’euros par hectare.
L’offensive algérienne
À El Meghair, dans le sud-est algérien, le groupe Souakri lance un défi audacieux au leader marocain. Sa stratégie repose sur des atouts solides : disponibilité de l’eau, ensoleillement généreux, main-d’œuvre locale formée aux techniques hollandaises les plus avancées. Les serres multichapelles du groupe témoignent d’une maîtrise technologique pointue : culture hors-sol sur fibre de coco, irrigation goutte-à-goutte automatisée, greffage innovant permettant à chaque plant de développer deux tiges productives au lieu d’une.
Une bataille aux multiples enjeux
La guerre de la tomate cerise révèle des enjeux cruciaux pour les deux pays. Le marché français, où chaque habitant consomme annuellement 14 kg de tomates, représente une manne financière considérable. La barquette de 250 grammes peut atteindre 5,20 euros en France, soit 20,80 euros le kilo. Face aux producteurs français comme Savéol, contraints de chauffer leurs serres à grands frais, les pays du Maghreb proposent des prix 2,4 fois moins élevés.
Le groupe Souakri, malgré une production initiale modeste de 6 000 tonnes comparée aux 660 000 tonnes marocaines, pourrait devenir un catalyseur pour l’agriculture algérienne. Son expertise en matière de greffage et de sélection variétale pourrait bénéficier à d’autres producteurs locaux, même équipés de serres plus modestes. Cette approche rappelle le succès de la Laiterie Soummam dans la filière lait algérienne. La qualité devient également un argument concurrentiel majeur. Alors que des tomates marocaines ont récemment fait l’objet d’alertes pour la présence de pesticides interdits comme le chlorothalonil, le groupe Souakri met en avant une production sans OGM et sans pesticides prohibés, se positionnant stratégiquement sur le segment premium du marché européen.
Cette rivalité agricole entre l’Algérie et le Maroc illustre comment la compétition économique peut redessiner les rapports de force régionaux. Au-delà des enjeux commerciaux immédiats, elle témoigne de la capacité des deux pays à moderniser leur agriculture et à se positionner sur des marchés exigeants, transformant leurs tensions historiques en moteur d’innovation et de développement.
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